Anna Dushime est une jeune femme qui se sent particulièrement touchée par la cause des migrants. Après avoir fui le Rwanda en 1994 avec sa mère et ses deux sœurs, 21 ans plus tard, elle décide d’aider Mohamed, Roqa, et leurs deux petites filles, qui ont fui la Syrie croulant sous les bombes.
Son témoignage sera retranscrit tel que afin de ne pas altérer son témoignage et de laisser la libre appréciation à chacun du sujet.
« BERLIN — Mohamed et sa femme Roqa ont fui la Syrie sous les bombes avec leurs deux petites filles, Rushin et Reema.
Aujourd’hui, deux ans et 2500 kilomètres plus tard, je discute de La reine des neiges avec la petite Reema.
«Tu es la princesse Anna et je suis la reine Elsa» me dit-elle.
«Mais je suis bien plus vieille que toi, c’est moi qui devrais être la reine.»
«Mais tu t’appelles Anna. Alors c’est mieux» répond-elle en riant.
Nous sommes tous installés dans ma cuisine ; Mohamed, sa femme Roqa, leurs filles et moi. Mohammed et Roqa me racontent comment ils ont fui la ville syrienne d’Alep et comment ils sont arrivés à Berlin. Rushin, la plus grandes des filles, acquiesce parfois silencieusement. Elle a 8 ans et ne dort pas bien la nuit. Elle fait sans arrêt des cauchemars. Ses parents, des Kurdes chrétiens, me montrent un papier apparemment officiel qui le confirme. C’est un médecin d’un camp de réfugiés des Nations Unies qui le leur a donné. C’était à Erbil, une ville kurde du nord de l’Irak, où ils se sont d’abord réfugiés en mars 2013. Depuis, les enfants ont rarement fréquenté l’école. Reema, la plus jeune, tire sur le bras de sa maman pour lui montrer son dessin de la princesse Anna.
«Mieux vaut mourir en mer que sous les bombes.»
J’ai rencontré cette famille la veille, un vendredi d’août dans le quartier berlinois de Wedding. Il fait plus de 30 degrés, le soleil tape sans pitié et il n’y a pas beaucoup d’ombre devant le Bureau d’État à la Santé et aux Affaires sociales, qui est désormais le premier point d’enregistrement des réfugiés qui arrivent en Allemagne. Environ 500 autres personnes attendent d’être inscrites elles aussi. Tout le monde fait la queue pour prendre un numéro. Il n’y a pas d’eau et très peu de nourriture.
Mon petit ami et moi étions venus là en réponse à l’appel de l’organisme Moabit Hilft, initiative de quartier visant à aider les nouveaux réfugiés à subvenir à leurs besoins quotidiens. Nous étions passés par le supermarché pour distribuer des couches, de l’eau et des gâteaux aux gens qui attendaient.
C’est là que je remarque Mohamed pour la première fois. Il court partout, il est hors de lui. Son visage et un de ses bras sont tout rouges. Quand j’essaie de lui demander ce qui se passe, il me montre du doigt la police qui passe à côté et fait le geste d’utiliser un vaporisateur. Il y a eu une altercation entre les réfugiés et le service de sécurité, et lorsque la police a été appelée elle a tenté de calmer la situation avec des lacrymogènes. Mohamed en a reçu.
Il désigne sa fille: «Elle aussi.» Rushin se frotte les yeux et pleure en silence.
Voir Mohamed, sa femme et leurs deux enfants me rappelle comment nous avons fui le Rwanda —ma mère et ses trois enfants en bas âge— après que notre famille et nos amis avaient été tués lors du génocide des Tutsis en 1994. Je ne peux même pas imaginer ce qu’ils ont dû endurer pour arriver jusqu’à Berlin.
«Je croyais que l’Europe était différente. Mais ici non plus ils ne veulent pas de nous.»
Je ne parle pas arabe et Mohamed ne parle pas anglais, c’est difficile de communiquer. Je demande à une de mes amies, elle aussi venue au bureau d’Etat, de traduire. Elle nous aide. Mohamed nous raconte que sa femme a dû assister au meurtre de ses parents. Je vois bien que c’est très dur pour lui d’en parler et ne lui pose pas plus de questions. Mohamed nous raconte les bombes qui tombaient sur Alep pendant la nuit, et comment sa famille a décidé de fuir. «Mieux vaut mourir en mer que sous les bombes» déclare-t-il. Les sanglots l’étranglent lorsqu’il décrit le trajet en bateau pneumatique d’Izmir, en Turquie, jusqu’en Grèce: «Ils nous ont dit: deux heures tout droit et ensuite vous tournez à droite pour arriver en Grèce.»
Le moteur du bateau devant eux est tombé en panne.
Ils ont eu de la chance. Leur bateau, qui transportait 30 adultes et 10 enfants, est arrivé sur la terre ferme. Le moteur du bateau devant eux est tombé en panne. Mohamed et sa femme ne savent pas ce qui est arrivé à ces gens.
En Grèce, une famille néerlandaise a laissé Mohamed, Roqa, Rushin et Reema habiter dans leur maison de vacances. De Grèce ils sont allés en Macédoine, et de là à Belgrade, la capitale serbe, où toute la famille, y compris les deux fillettes, a commencé le trajet de 300 kilomètres à pied jusqu’à la frontière hongroise. Mohamed raconte qu’il leur a fallu rester assis en cercle avec d’autres réfugiés pendant trois heures. Les garde-frontière serbes se soulageaient juste à côté d’eux.
Alors que j’essaie de refouler mes larmes, Rushin interrompt brusquement son père. «Je pensais que ce serait différent en Europe» annonce-t-elle. «Mais ici non plus ils ne veulent pas de nous. Ici aussi ils veulent nous brûler.» Maintenant ses parents aussi pleurent. Je les supplie de venir chez moi, au moins pour cette nuit. Mais ils ont peur de rater l’inscription. Je leur assure que le bureau ferme le week-end et que je les ramènerai lundi. Soudain, des nuages noirs apparaissent et le vent se lève. Mohamed regarde sa femme.
Un petit peu plus tard, nous voilà installés dans la voiture qui va de Moabit à Friedrichshain, en passant par la chancellerie et Friedrichstrasse—petite visite touristique de la ville qui ne veut pas les accueillir. Ils sont fatigués. Les petites dorment, Mohamed et Roqa regardent par la fenêtre en se parlant doucement. Ils se connaissent depuis 14 ans, me confieront-ils plus tard.
Chez moi je leur donne des serviettes, je fais leurs lits. Ils prennent une douche. J’appelle ma mère et lui parle de mes invités. Nous évoquons notre fuite du Rwanda, il y a 21 ans. Alors que nous nous rendions en Ouganda, un homme nous avait accueillis chez lui et nous avait permis de dormir et de prendre une douche. Au bout de quelques jours nous nous étions sentis humains à nouveau. J’avais cinq ans, et je me souviens encore du soulagement sur les traits de ma mère. Elle souriait. Je ne l’avais plus vu sourire depuis que mon père avait été assassiné.
«Nous sommes venus ici parce que nous voulions vivre en paix, avec nos filles.»
Pendant que mes invités prennent une douche, je vais faire des courses une deuxième fois avec mon petit ami. Nous marchons l’un près de l’autre. Je me dis qu’une famille qui a dû fuir comme ça construit des liens qui ne peuvent plus se rompre. Mohamed et Roqa me diront plus tard: «Nous sommes venus ici parce que nous voulions vivre en paix, avec nos filles: pas de guerre et des enfants qui peuvent aller à l’école et jouer dans la rue.»
Je lance un appel sur Facebook: «Est-ce que quelqu’un a des vêtements à donner pour des enfants et deux adultes?» Les réactions déferlent en masse et une femme nous apporte un sac de voyage rempli de vêtements, de crayons de couleur, de chaussures et de jouets. Roqa se met à pleurer en voyant le sac et ses filles qui essaient leurs nouveaux vêtements. Quand j’envoie une photo à cette femme, elle me répond: «J’en ai encore si vous avez besoin.»
Le samedi nous nous attablons tous ensemble autour d’une omelette et d’un thé. Les filles essaient de m’enseigner l’arabe et le kurde. Les yeux verts de Reema rayonnent de fierté lorsque je prononce un mot correctement. Rushin et Reema nous font rire avec leurs grimaces. Plus tard, Roqa me raconte que Reema, 7 ans, s’est fait opérer de la tête en Turquie. Elle était blessée depuis Alep. Les bombes tombaient la nuit, et la famille se réfugiait dans la cuisine et dans la salle de bains. Au moment de la détonation, la tête de Reema a été projetée contre le lavabo. Depuis l’opération, elle a des problèmes à l’œil gauche.
Nous ne parlons pas que de bateaux et de bombes. Un jour, de nouveau assis dans la cuisine, Mohamed et Roqa me demandent pourquoi je ne suis pas encore mariée avec mon petit ami. Je m’enquiers à mon tour: «Depuis combien de temps êtes-vous mariés?» Mohamed réfléchit et répond: «Depuis 9 ans.» Roqa le regarde, les yeux pleins de reproche, et rectifie: «Ça fait 10 ans.»
Nous rions.
«Si tu veux être la princesse Anna il faut que tu aies les ongles bleus» m’explique Reema. «La reine Elsa a les ongles rouges, elle». Assises sur le canapé, nous attendons que notre vernis sèche. La Reine des neiges de Disney passe à la télé. Les deux fillettes chantent et de nouveau, j’essaie de ne pas pleurer; parfois Rushin me dit: «Je t’aime.» Je suis sa grande sœur et je dois promettre de ne pas l’oublier, me dit-elle.
Une semaine plus tard, je leur rends visite dans un centre pour réfugiés du quartier berlinois de Karlshorst. Ils vont bien mais ils sont inquiets. Le Bureau d’État à la Santé et aux Affaires Sociales les héberge temporairement. Ils ne savent pas où ils vont aller, après.
«Vous ne pouvez pas entrer» me dit un vigile tandis que je m’approche du grand édifice gris, ajoutant qu’un nouveau groupe de réfugiés vient d’arriver. Mohamed et Roqa sortent. De l’extérieur, ils nous montrent leur chambre au cinquième étage.
Une semaine plus tard ils sont obligés de partir, pour laisser la place à de nouveaux réfugiés. Je dois appeler huit hôtels et foyers de Berlin avant d’en trouver un qui soit prêt à accueillir la famille. L’hôtel Ibis de Neukölln m’explique qu’ils ont pour politique de ne pas accepter de réfugiés—même si le gouvernement allemand paie leur séjour.
Cela fait à présent 17 jours que Mohamed, Roqa, Rushin et Reema sont arrivés en Allemagne. Ils habitent dans un foyer de Neukölln, au sud-est de Berlin, où ils occupent un petit appartement. A l’étage au-dessous vit une autre famille syrienne. Ce n’est pas très grand, mais c’est confortable; il y a une petite cuisine et une petite salle de bains, et ils peuvent laver leur linge et l’étendre dans la cour, où Reema et Rushin aiment courir et sauter. «Pourquoi tu n’as plus les ongles bleus?» me demande Reema.
Une demi-heure plus tard, assise sur le canapé en cuir de l’accueil, Reema me confie: «Ce canapé me rappelle le bateau pneumatique qu’on avait pour aller en Grèce.»
Je ne sais pas quoi lui répondre.
Traduit de l’anglais par Bérengère viennot